Qu’il glisse sur les quelques kilomètres du lac de Joux ou sur les vastes étendues du lac Baïkal, aux confins du continent asiatique, Daniel Lehmann éprouve toujours le même plaisir. Quand il entre dans l’habitacle de son voilier sur glace, le patron de l’Hôtel Restaurant de la Truite, au Pont, quitte sa vallée et entre dans une nouvelle dimension.
Les émotions qui remontent à l’enfance sont les plus intenses, et aussi les plus tenaces. Daniel Lehmann a été initié par son père aux sensations fortes de la voile sur glace. Glisser sur le miroir du lac de Joux procure un intense sentiment de liberté, et le paysage de sapins défile à plus de 100 kilomètres-heure. Les Lehmann sont parmi les pionniers de ce sport extrême, qui nécessite à la fois une connaissance hors pair de son matériel et du terrain et une excellente condition physique. Les premiers voiliers à glace remontent au XVIIème siècle et circulaient sur les canaux gelés de Hollande. A l’origine, ce n’était pas un sport de loisir, mais un moyen pratique pour faire avancer les bateaux à voile chargés de marchandises ; de simples lames de métal étaient fixées sous l’étrave, et… glisse la galère ! La pratique du voilier sur glace à la Vallée-de-Joux remonte au début du XXème siècle, à l’initiative de quelques pensionnaires du Grand Hôtel au Pont. A l’heure actuelle, la flotte suisse des voiliers sur glace, forte de 70 membres, perpétue cette tradition sur le lac de Joux, unique endroit où ce sport se pratique dans notre pays.
Daniel Lehmann aurait pu se contenter des quelques kilomètres carrés du lac de Jouy, mais il a éprouvé le besoin de vivre sa passion sur d’autres continents, et à une tout autre échelle. Sa première expédition remonte à 1997, du côté de la Sibérie, à Novossibirsk, sur les étendues gelées du fleuve Ob. C’est au cours de ce périple qu’il imagine son prochain défi, la traversée du lac Baïkal, le plus grand lac d’Asie. Après six longues années de préparation pour cette lourde expédition, Daniel Lehmann réalise enfin son rêve. En 2003, il relie les deux extrémités du lac Baïkal, à bord de son Nite, un voilier sur glace capable de pointes de vitesse à 150 km/h. L’exploit sportif et humain est de taille : 700 kilomètres parcourus en sept jours sur un miroir glacé. Désormais épaulé par une équipe bien structurée, avec à ses côtés le camarade Alexandre Kopilov, un autre passionné de voile sur glace, Daniel Lehmann est prêt à relever de nouveaux défis. En mars 2004, les deux aventuriers réussissent un nouvel exploit et se lancent dans la traversée du lac Hubsgul (Mongolie). Une nouvelle expédition couronnée de succès, réalisée à une altitude de 1600 mètres et sur une glace épaisse de plus d’un mètre cinquante. Notre Combier garde un souvenir impérissable du somptueux décor de montagnes abruptes : « Avec mon camarade russe Alexandre Kopilov, nous avons découvert un véritable paradis pour la pratique de la voile sur glace. » Toujours avide de nouvelles découvertes, Daniel Lehmann regarde ensuite en direction de l’Empire du Milieu. En 2005, il obtient avec beaucoup de chance toutes les autorisations nécessaires des autorités chinoises, et il concrétise le rêve d’Alexandre Kopilov d’introduire la voile sur la glace en Chine. Ils entreprennent la première traversée du lac Hulun, tout proche de la frontière mongole et de la Sibérie. Chaque nouvelle expédition ne vise pas uniquement à ajouter une première ou un nouveau record à la collection, mais est d’abord une authentique expérience existentielle : « Les séjours chez les Sibériens, les Mongols et les Chinois, s’avèrent fabuleusement enrichissants au point de vue humain, avec des personnages de roman rencontrés à travers les espaces infinis du continent asiatique. Voyager, c’est aussi l’aventure, c’est découvrir l’infinie beauté de l’existence. »
En 2006, forts de l’expérience accumulée lors de ces trois premières traversées, Daniel Lehmann et Alexandre Kopilov se rendent au Kazakhstan pour tenter la traversée du lac Balkhach (600 km), le denier grand lac d’Asie qui manque à leur palmarès. Pour des raisons administratives, le projet est renvoyé à l’année suivante. En 2007, ce sont des conditions météorologiques défavorables qui font échouer le projet : un important duvet neigeux recouvre la glace, et empêche les voiliers d’avancer. Tenace, Daniel Lehmann tente de fixer des skis à la place des patins ! Le procédé fonctionne et notre inventif Combier va encore le perfectionner au cours des années qui suivent, inventant au passage le premier voilier sur glace à patins amovibles, sur lequel il est possible de fixer soit des patins, soit des skis, ou encore des roues. En 2008, Alexandre Kopilov, le compagnon de tant d’aventures, disparaît. Mais la passion de Daniel Lehmann pour le voilier sur glace perdure et le conduit jusqu’aux rives du détroit de Béring pour une nouvelle exploration en 2009. Las ! Les 80 kilomètres du détroit se révèlent un inextricable enchevêtrement de blocs de glace en mouvement. Relié la Sibérie à l’Alaska s’avère donc impossible : « Mais ce voyage vers le Grand Nord valait le déplacement, puisqu’il m’a permis de découvrir l’époustouflant paysage des îles Diomède et l’ambiance du village inuit de Cape Prince of Wales, juste à la pointe du détroit de Béring. »
Après cinq années de réglages, la technologie de ski amovible est enfin au point, ce qui ouvre à notre explorateur un nouvel horizon : cap au sud en direction de l’Antarctique, le sixième continent. Daniel Lehmann rêve de glisser sans fin sur ce désert blanc, et il peaufine un dossier intitulé Destination Antarctica. Pour l’heure, il n’a pas encore accompli ce dernier projet, ma foi fort coûteux. Mais si vous vous sentez l’âme d’un aventurier et que vous disposiez d’une condition physique et d’une résistance psychique hors pair, l’exploit vous tend peut-être les bras : une occasion unique d’entrer par la grande porte dans la belle histoire du char à glace.
Petite Chronologie des exploits de Daniel Lehmann
1997 Compétition sur l'Ob (Sibérie) Rencontre avec Alexandre Kopilov
2003 Première traversée du lac Baïkal (Sibérie) sur 700 km
2004 Première traversée du lac Hubsgul (Mongolie)